Le premier : ce livre est entièrement dessiné de la main gauche (bien qu'on soupçonne l'auteur d'avoir dessiné de la main droite la superbe couverture, ainsi que certains textes, notamment vers la fin). Comme quoi de (très) bonnes histoires (et de très bons dialogues) sont des fois plus importants que des dessins (trop) bien faits (même si dans le cas présent ils sont pourtant très expressifs). Que ceux qui sont adeptes du dessin bien léché passe donc leur chemin !
Deuxième avertissement : Comme l'écrivait Borges il est parfois plus dur d'écrire une histoire en 5 pages qu'en 500. Même si Clément Xavier est habile pour les récits longs de 400 planches, il nous offre ici, dans un format à l'italienne peu courant, un recueil d'histoires courtes, entre 4 et 19 pages, pages souvent assez chargées par de multiples petites cases qui pourraient faire croire à des story-boards, ou des brouillons, alors que ce sont de vrais courts récits en BD, et très riches avec ça !
Une page typique de ce recueil hors-norme - © Clément Xavier / FLBLB
Dans une veine plus humoristique voire absurde que ceux qu'il signe habituellement avec Lisa Lugrin, mis à part leurs délirants romans photos, tous ces récits sont déconcertants alors que pour la plupart ils ont un point de départ plutôt anodin que Clément Xavier développe, vraisemblablement au fil du crayon, de façon étonnante.
Que ce soit deux personnages, François et Roger, sur une barque au milieu d'un lac ; ou ce même François, qu'on retrouve en tant que professeur de français qui se rend compte que ni ses élèves ni sa compagne ne connaissent les mots « amour » ou « dictionnaire » ; ou bien encore Robinson, demi-frère de François, qu'on retrouve sur une île déserte après une catastrophe aérienne avec pour seul compagnon un certain Nanard.
Sans que ce soit pour autant prépondérant pour le lecteur, des fils rouges parcourent tout de même le recueil.
Ainsi, on retrouve des personnages de l'une à l'autre des histoires, notamment ce François, écrivain en devenir, ou son demi-frère Robinson, qu'on apprendra être, lui, un poète,...
Les histoires du recueil sont également traversées de thèmes récurrents comme la création artistique, celle du roman du jeune écrivain François par exemple, ou la naissance, thèmes somme toute assez proches, comme on le voit dans « LeTthon », nouvelle onirique qui met en scène une femme qui accouche d'un gros livre (« Tu m'étonnes, y a plein de pages ! Je comprends pourquoi je l'ai senti passer ! » déclare la mère après l'accouchement), ou encore « Le Manège » où un poète en manque d'inspiration se met à reprendre dans ses poèmes les premiers mots de son bébé.
Chacun de ces neuf récits courts est un petit bijou de narration qui ravira le lecteur curieux de se plonger dans ce recueil. A lire sans attendre !
Comment est né ce projet ?
J'adore dessiner mais ayant l'habitude de travailler avec de talentueux dessinateurs qui subliment mes croquis, je suis très complexé. J'aime néanmoins improviser des petites histoires dans des carnets. Certaines ont donné lieu à des fanzines photocopiés à quelques exemplaires, que je posais sur un coin de table dans les festivals de bande dessinée auxquels nous participions avec Na, notre petite maison d'édition. Dans ces festivals, nous étions souvent placés à côté des éditions Flblb, qui sont des amis très proches et les premiers éditeurs à nous avoir accordé leur confiance. On s'ennuie beaucoup en festival, un peu comme des pêcheurs qui attendent de ferrer le poisson, et on feuillette tout ce qui nous tombe sous la main. C'est ainsi que Grégory Jarry, éditeur de Flblb, est tombé sur certains de mes fanzines et ne les a pas trouvés dénués d'intérêt. Il m'a proposé de réaliser un recueil, et m'a encouragé à produire de nombreux autres récits. C'est lui qui a eu l'idée de créer une sorte de « parenté » entre les histoires, où des personnages reviennent, se croisent, un peu comme dans les œuvres de Tezuka où certains protagonistes sont comme d'authentiques acteurs réutilisés dans des contextes différents, et parfois même sous des identités différentes.Pourquoi la main gauche ? Et ce format à l'italienne, atypique pour une BD ? A-t-il été réalisé dans un carnet ?
Lorsque je prends un crayon pour dessiner mes histoires, immanquablement, je me dis que mes ami(e)s illustrateurs le ferait bien mieux que moi. J'ai d'ailleurs essayé de refourguer mes nouvelles de Vaches maigres à Lisa Lugrin et Maxime Jeune, deux dessinateurs géniaux, persuadé qu'ils sublimeraient mes récits pour les amener bien au delà de mes maigres capacités techniques. Ils ont eu la gentillesse de décliner, pas par manque d'intérêt pour les histoires mais par envie de me les voir dessiner. Mais pour ça, encore fallait-il que j'endorme le gendarme qui sommeille en chacun de nous. Celui qui nous épuise, ne nous laisse aucun répit et ne cesse de nous dénigrer, interrogeant sans cesse nos capacités et nos choix. A quoi bon ? C'est moche. Pourquoi se fatiguer ? Perdre ainsi son temps ? Quel intérêt ? Quelle prétention, même ! Pour semer cet insupportable gendarme, j'ai mis en place un dispositif consistant à détourner son attention, en provoquant chez lui un effet de surprise. J'ai cherché une manière de dessiner rapide, accidentelle, et la main gauche m'a semblé être l'outil idéal. Avec la main gauche, je ne peux * pas prévoir grand chose, ni anticiper, ni juger. Le résultat n'est ni raté, ni réussi, il est avant tout involontaire. Je l'observe avec une certaine distance, étonné, amusé parfois, un peu comme si je n'en étais pas l'auteur, donc, aux yeux de mon gendarme, le responsable. Ceci dit, au fil des pages et à force de dessiner de la main gauche, j'ai commencé à acquérir une plus grande dextérité qui mettait à mal ce procédé (c'est gentil pour la couverture, elle est également dessinée de la main gauche comme tous le reste du livre, à l'exception parfois des hachures lorsque je voulais un motif régulier qui ne déborde pas trop des cases). Alors j'ai cherché d'autres dispositifs pour susciter l'accident. Ça donne les histoires plus oniriques avec des des dessins plus grands, plus « libres », sans cases. A cette époque-là, j'ai également essayé de chercher d'autres manières de représenter les choses, pour ne pas sombrer dans des automatismes et tenter de me ressourcer un peu. Les ouvrages illustrés par lui même de l'écrivain haïtien Dany Laferrière « L'exil vaut le voyage » et « Autoportrait de Paris avec chat » ont été pour moi des trésors inestimables. Ainsi que l'étonnant « Livre de mes rêves » de Federico Fellini, une bible graphique qui contient d’innombrables dessins du grand maître. Voila deux exemples d'individus qui ne sont pas des dessinateurs professionnels, mais qui, munis de crayons et de feutres, gribouillent avec un plaisir enfantin communicatif, une créativité et une originalité enthousiasmantes. Le format à l'italienne vient tout simplement du fait que les histoires ont été dessinées dans un petit carnet a5 et que j'avais besoin de place en largeur pour étaler pas mal les textes abondants. Compilés verticalement ils auraient trop empiété sur les dessins.Quelle est la part d'improvisation dans les différents scénarios ?
L'improvisation est totale. Je commence la planche en haut à gauche et j'écris au fur et à mesure, ligne après ligne, page après page, sans savoir ni ce que je raconte, ni où je vais. Les idées se mettent en place d'elles-mêmes au fur et à mesure. Parfois, j'ai tout de même une vague idée : et si le capitalisme était réellement naturel, inhérent à l'humanité comme le prétendent ses contempteurs ? Ça donne une de mes histoires préférées, Nanard, où des naufragés sont contraints de payer en nature, par la force de leur travail, les biens de consommation essentiels à leur survie et privatisés par une tribu d'exploiteurs.Et d'autobiographie, notamment dans les récits plus oniriques ?
Les récits les plus oniriques sont souvent les plus autobiographiques. « Le Thon », par exemple, raconte la naissance de mon premier garçon, et de mon premier livre, qu'on a en effet « senti passer ». Mais la chute n'était absolument pas prévue et s'est invitée par hasard à la fin de l'histoire, sans doute parce que ça me travaillait. Elle exprime des choses profondes qui ne demandaient qu'à surgir et ont trouvé ce prétexte pour advenir : « Yékini le roi des arènes » a été une expérience limite, qui s'est bien terminée pour nous puisqu'il nous a apporté une certaine reconnaissance et ouvert des opportunités mais qui aurait pu, le cas échéant, signer l'arrêt de notre « carrière » à peine naissante. Des années d'un travail acharné au détriment de la vie, un peu sacrifiée à cette œuvre. Et c'est drôle, parce que Yékini, d'ailleurs, ne raconte pas autre chose, avec ce lutteur monomaniaque qui sacrifie tout à son art. Mais puisqu'il est question de Vaches maigres : on retrouve dedans des situations réelles, des personnages qui s'inspirent de proches (et je m'excuse auprès d'eux, les ayant caricaturés en quelque sorte), comme mes beaux-parents, par exemple. Mon beau-père, qu'on retrouve dans l'histoire intitulée « Deux hommes », fut longtemps pêcheur sur le lac Léman. Il a une barque rouge et aime bien se baigner. Il pratique encore la pêche au filet, et tout ce qui concerne les malheureux poissons tués en période de reproduction, avec cette avalanche de sperme qui illustrait si bien la relation pleine de testostérone des deux protagonistes, est authentique. On retrouve également des lieux que je fréquente, comme la librairie d'occasion Locus Solus, sur le cours Julien, avec un des deux gérants que j'observe discrètement du coin de l'oeil quand je vais me perdre dans sa boutique et qui m'a inspiré le vendeur de « la machin' à 'crir' »...Pourquoi retrouve-t-on ces thèmes entremêlés de la création et de la naissance ? Tu as notamment écrit au sujet de ce recueil qu'il avait été réalisé « dans des moments de liberté volée, au cours de journées pleines d’impondérables qui empêchent la création, alors même que la société voudrait que toute activité non lucrative soit définitivement considérée comme un loisir. »
Je crois que ça a à voir avec mon quotidien, puisque j'ai fait des BD et des bébés un peu en même temps. Ces expériences de paternité nourrissent mon travail, et la création est un exutoire aussi parfois. Notamment dans « le manège », la dernière histoire, où un papa complètement à la ramasse se fait mener en bateau par son fils de quelques mois. Le quotidien surchargé de père au foyer lui laisse peu de temps pour créer mais il s'en sert aussi d'excuses pour ne pas avoir à travailler.A quand une nouvelle BD avec Clément Xavier au dessin, qu'il soit réalisé de la main gauche ou la main droite ?
Et bien je pensais ne plus jamais en réaliser. Mais de savoir qu'au moins un lecteur a apprécié mon travail me donne envie de m'y remettre. J'ai dû écarter du recueil deux longues histoires car elles s'y inséraient mal (inspirées par le renouvellement graphique issu de mes lectures de Dany Laferrière). Depuis, j'ai écrit d'autres nouvelles dans des registres assez différents et je vais peut-être essayer de les illustrer. J'ai également dessiné, toujours à la main gauche mais sur un très grand format cette fois ci, un western qui raconte l'histoire d'un jeune homme ayant perdu tout son argent lors d'une partie de poker organisée dans un lointain village. Il avait laissé son cheval chez un palefrenier qui refuse de le lui rendre sans être payé (il s'agit d'une somme dérisoire). Le jeune homme est donc bloqué dans cette ville hostile et sa dette ne cesse de croître. Il se clochardise. D'autant que le peu d'argent qu'il réussit à trouver lui permet tout juste de subvenir à ses besoins vitaux et jamais d'éponger sa dette. C'est une BD autobiographique.Un grand merci à Clément Xavier !