parution : Mars 2021 – 140 p N&B 20 x 27 cm – 20 €
Après Déraillement, un premier album de BD entièrement muet aux éditions Vide Cocagne, Benoît Carbonnel signe
Cool Parano paru aux éditions marseillaises Même pas mal, qui ont exposé d'ailleurs tout le mois d'avril 2021 les sublimes planches
originales de l'album.
Sous-titré justement « un testament graffiti », l'auteur y revient sur son passé dans le milieu du graffiti dans les années 2000.
Au programme : virées nocturnes, plans foireux et jeu de cache-cache avec les autorités. Jubilatoire !
Influences
Ce qu'on remarque au premier abord dans Cool Parano, c'est le dessin. Alors que le sujet, le graffiti, est clairement identifié par son sous-titre
et la couverture (le personnage principal en train de graffer le titre de l'ouvrage sur le rideau de fer d'un magasin), on aurait pu s'attendre
à un style graphique proche du graf, tout en rondeurs, cernés appuyés ou couleurs métallisées. Au contraire, l'influence première et assumée de
Benoît Carbonnel est Robert Crumb, pape de l'underground américain et icône des sixties, jusqu'à la couverture du livre qui n'est pas sans rappeler
les couvertures de Crumb chez son éditeur français, Cornélius (on a vu pire comme référence).
Si cette influence semble a priori assez incongrue au vu du sujet, elle se révèle à la lecture du livre d'une part très maîtrisée par son auteur,
qui excelle, comme Crumb reconnu pour son dessin entre caricature et précision du détail, le plus souvent en noir et blanc, dans le mariage entre
hachures et aplats noirs, notamment dans les nombreuses scènes nocturnes, mais aussi on ne peut plus pertinente puisqu'on (re)découvre un univers
hautement underground là-aussi que celui du graffiti, dans lequel nous plongeons avec bonheur grâce au talent de conteur de Benoît Carbonnel !
Loin d'être écrasé par cette figure tutélaire, Benoît Carbonnel s'affranchit de ces influences, en plus de ses qualités graphiques, par une maîtrise
narrative étonnante, d'autant plus au vu du nombre conséquent de pages, mais aussi par une qualité d'écriture remarquable.
Bien sûr, au vu du sujet, on pouvait s'attendre à un souci appuyé sur l'aspect typographique de la BD, mais si le texte a une belle écriture,
ce n'est pas seulement par sa graphie mais aussi par un travail d'écriture qui rend la lecture de la voix off nous racontant ses souvenirs sur laquelle
viennent s'ajouter quelques dialogues à la fois agréable et très fluide. C'est d'autant plus remarquable que ce n'est que la deuxième BD de son auteur
et que la première était entièrement muette !
Souvenirs et documentaire
Pour nous faire découvrir ce monde du graffiti, Benoît Carbonnel choisit de se mettre en scène, souvent dialoguant avec S.D. la mémoire externe
où il a sauvegardé ses photos et autres souvenirs de l'époque, le livre est d'ailleurs présenté par ce petit personnage humanisé comme une sauvegarde
papier des souvenirs de graffeur de « Coin-Coin » avant qu'il ne les oublie.
L'auteur mêle souvenirs autobiographiques à des passages plus didactiques, faisant le point sur les techniques et vocabulaire spécifiques au
graffiti, attention louable pour les lecteurs néophytes sur le sujet.
Benoît Carbonnel alterne aussi les ambiances, de la légèreté de plusieurs anecdotes, comme dans les deux histoires intitulées « Plan légal »,
à une certaine noirceur, telle la descente quasi infernale dans la crasse des souterrains du métro dans le récit « Tunnels ».
Car effectivement une des nombreuses surprises de cet ouvrage, c'est la noirceur que l'auteur embrasse pour nous dépeindre ce milieu et cette
pratique, comme le tableau plutôt sombre qu'il brosse de la compétition dans le milieu du graffiti, opposant vieux contre jeunes, collectifs contre
un autre pour la conquête d'un pan de mur,... Si il respecte les figures imposées (plans foireux, course-poursuite avec la police ou les autorités
ferroviaires, vols de bombes,..) de ces souvenirs de jeunesse, Benoît Carbonnel s'attarde aussi sur des passages moins attendus, revenant par exemple
sur des présupposés du milieu du graffiti, que ce soit la compétition entre graffeurs donc, loin des messages de fraternité d'une communauté soudée,
ou encore la relation entre graffiti et hip-hop (mémorable description d'un concert de hip-hop dans « Interlope ») , musique que Coin-coin se sent
obligé d'aimer pour faire comme il se doit, alors qu'il écoute du punk en cachette.
Comme on aurait pu s'en douter, la part belle est faite aux paysages urbains, avec ses souterrains de métro, ses dépôts nocturnes de trains en périphérie,
ses hangars désaffectés, ses ruelles et autres devantures de magasins, lieux tous propices à accueillir les grafs de Coin-coin et ses acolytes.
La précision graphique des décors que reproduit Benoît Carbonnel ne font que rehausser le réalisme de cette ville jamais nommée, métropole crasse
sur laquelle on peut calquer ses propres fantasmes, imaginer être à Marseille, Paris ou Gotham City.
Une sorte d'universalité qui est à rapprocher aussi du recul que l'auteur se donne par rapport à sa propre expérience. Ainsi, en fin d'ouvrage,
le chapitre intitulé « L'après ? - FAQ » est une sorte de bilan de son expérience dans le graffiti, période passée au terme de laquelle il en est venu
à se méfier de tous en cultivant une véritable paranoïa envers les autres.
Malgré tout, (privilège de l'âge ?), le bilan de cette expérience reste positive, puisque a posteriori, en plus d'être une part de sa jeunesse,
avec tous les souvenirs inhérents, bons ou mauvais, la pratique du graffiti pendant toutes ces années a permis à notre attachant Coin-Coin de découvrir
sa ville, son architecture, mais aussi ses habitants,... une réelle ouverture sur les autres.
Bref, ce testament graffiti est bel et bien au final une cool parano !